Jean-Claude Forêt
biographie

Dans le cadre du Festival des Identi’terres 2005

Ethnographies imaginaires
etnografias imginàrias
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1. LE PEUPLE COUREUR DE LA LAGUNE

Ils couraient.Ils couraient sans cesse.Dès qu'ils avaient un moment, les jambes à leur cou.Ca les prenait sans prévenir.On en voyait un, tout calme, bien tranquille, assis au milieu des cistes, qui avait l'air de garder ses moutons.On se disait : Tiens, en voilà un de normal.Et on n'avait pas plutôt pensé cela, adieu, je t'ai vu, du vent !Le type était déjà loin, comme un lièvre qu'on aurait débusqué.Non pas qu'il ait eu peur de toi ni de qui que ce soit d'autre.Mais sous son calme apparent, il frémissait déjà d'impatience de prendre sa course.À croire que la plante de ses pieds le démangeait, qu'il ne pouvait plus tenir.Ils étaient tous pareils, comme si une folie avait habité leur peuple.Ils ne vivaient guère une fois passés les quarante ans.

Ou leur coeur éclatait en pleine course comme s'ils avaient reçu une balle et ils tombaient sur le dos avec les yeux éblouis de qui vient d'atteindre l'extase.Ou il mouraient d'épuisement comme on s'endort, après s'être traînés sur le ventre un bon moment.Ces deux morts leur étaient désirables.Et peut-être que leurs courses interminables autour de la lagune et le long de la côte, à piétiner le sel ou le sable, n'avaient pas d'autre but que ces deux instants :l'orgasme de l'explosion finale ou l'apaisement définitif par épuisement.J'ai essayé, moi qui vous parle, de reconstituer par conjecture les moeurs de ce peuple disparu.lls vivaient dans des huttes de bourdigailles, roseaux et joncs mêlés.Lever une pierre sur l'autre pour bâtir en dure, ça ne leur venait même pas à l'esprit.Ils ne connaissaient pas l'écriture et leur langue s'est perdue avec eux.

C'étaient des pêcheurs d'étangs.Ils calaient la nasse et le verveux pour attraper les anguilles et le menu fretin, sus des barques à fond plat.À terre ils prenaient au collet les lapins et à la lèque les oiseaux des marais.Ils avaient des brebis, pas beaucoup, pour la laine de l'hiver et la viande de toute l'année.Des chèvres encore moins pour le lait des fromages.Les plantes de garrigue, arbouses en automne, asperges au printemps, tubercules d'asphodèles, salades sauvages, et la salicorne salée de la sansouire complétaient ce maigre ordinaire.Au crépuscule, je regarde l'étang depuis la falaise de Bages qui le surplombe.Je crois sentir une forte odeur d'ail.Celle qui s'élevait de leur marmite, près de leur hutte, quand ils préparait leur espèce de catigot avec des tronçons d'anguille.Je crois voir leurs feux, là-bas, de l'autre côté de la lagune, vers Castelou ou Mandirac.Le vent grec souffle.ll porte un bruit de tonnerre amorti par la distance.Un train se rue vers l'Espagne.Je les imagine.Affolés, ils courent à côté de lui.
Ils font la course avec ce serpent géant surgi de la nuit.Pourquoi cette manie ambulatoire ?L'homme, comme on sait, ne vit pas que de pain.Il a besoin d'art et de dieux, de musique et de danse, de jeu et de guerre.Pour le peuple de l'étang, tout cela se mêlait dans un seul rite :la consommation musculaire d'espace.Malgré la maigre nourriture qui soutenait leur corps, ils seraient tombés de consomption s'ils n'avaient pas eu leur ration quotidienne de lieues parcourues.C'étaient des mangeurs de vent, si l'on veut.Le vent qu'on avale quand on court était leur complément alimentaire.Pas seulement le vent, mais aussi l'espace traversé qui te rentre dans les yeux, le nez et les oreilles, tous les pores de la peau.Chaque foulée : une bouchée qu'ils mordaient sur le monde.Consommation orale du monde par la course.Chacun d'eux mangeait chaque jour au moins une pinède et trois eusières, quelques dunes de sable et un bon morceau de lande salée.Tout faisait ventre.D'où qu'il vienne, cers ou vent grec, cisampe, labech ou sirocco, le vent leur tenait lieu du vin qui n'était pas encore inventé.

Ils le goûtaient avec des scrupules de gourmets, les yeux mi-clos, aux lèvres un sourire de connaisseurs qui reconnaît.Il y en avait pour tous les goûts.Il y avait des vents à forte teneur en sel comme une branche de salicorne.Des vents à goût de vaseDes vents de garrigue aux essences mêlées de thym et romarin.ll y avait les souffles du garbin, qui sont des caresses de brise amoureuse.Les gifles des grands vents de terre, cisampe et tramontane.Les tièdes, qui vous trempent le dos de sueur, ralentissent votre allure et annoncent l'orage.Les bien frais, qui vous ressuscitent au milieu de la canicule, comme un baiser de déesse invisible et propice.Les vents froids, qui vous glaceraient la moëlle si votre course n'en faisait pas un puissant révulsif qui réchauffe d'autant.Sous les espèces du vent, ils inhalaient le monde qui descendait au fin fond de leurs milliers de bronchioles.Le vent était leur dieu, leur maître, leur modèle.Ils regrettaient de ne pas être vent.Ils en imitaient l'allure et la vitesse sous la forme dérisoire de la course.

Qui n'a jamais ressenti le chatouillis de la matinade, cette brise qui souffle de la terre quand le soleil apparaît sur la mer,qui n'a jamais éprouvé le jeu harmonieux de ses muscles comme une armée de valets fidèles prêts à le servir,qui n'a jamais fait crisser ses foulées dans le sable sous le vol des mouettes,qui n'a jamais vu émerger des brumes de l'aube les collines de Fontfroide et de la Clape,qui n'a jamais reniflé la vastitude fleurie à goût de selet souhaité mourir dans la perfection de cet instant,celui-là ne peut pas comprendre l'extase sensuelle que ce peuple cherchait.J'imagine leur visage hâlé.Comme dans un livre, j'y lis le besoin de courir qui monte et l'instant de la crise qui s'approche.La femme est sur le point de laisser le linge qu'elle rince, l'homme le morceau de bois qu'il scie, et le pêcheur revient à terre avant d'avoir calé son épervier.Depuis l'île de l'Aute trop petite pour son désir, il tire la rame vers la rive.La poussée de l'instinct est devenue insupportable.Ils sont déjà en train de galoper.

Nous autres les civilisations nous savons maintenant que nous sommes mortelles.Le peuple coureur de la lagune s'est éteint.Il n'a pas su garder son équilibre dans la double exigence contradictoire de sa survie.A-t-il trop couru ou trop travaillé ?Manque de nourriture pour la bouche ou d'espace pour les jambes ?À moins que de nouveaux envahisseurs n'aient massacré cette fragile tribu.Ils fuyaient leur ombre.Ils avaient la poitrine trop étroite pour contenir leur coeur et sa passion d'immensité.Ils souffraient d'une angoisse profonde et définitive qu'ils retournaient en bonheur.D'une blessure d'absolu que seule la course apaisait.Pour toute autre chose que courir, ils ne faisaient que semblant.C'étaient des semblants de pêcheurs, de bergers, d'artisans.

Tout ce qu'ils faisaient était dans l'attente de courir.Quand il ne courait pas, c'était un peuple en exil.Leur vrai pays, pays de coeur, était un pays mobile,  qui se déroulait sous leurs pieds quand ils couraient.L'arrêt était une petite mort, un endormissement.Prendre sa course était se réveiller.Le peuple coureur de la lagune n'était pas de ce monde.Il n'était de nulle part.Peuple sédentaire de fait et nomade de coeur.Il ne reste rien d'eux.Aucun vestige.Rien que la conque immense de l'étang ouverte vers la mer et que je viens de remplir de mes fantômes familiers.


2. LES SAUVAGES DU TERRE-PLEIN CENTRAL

Le soir.Le ciel s'ensanglante à l'horizon de la ville.Les maisons s'éclairent de lumières sans nombre.Les hommes se hâtent vers leurs minuscules affaires.Travail, plaisir.Vacarme, fumée, fureur.Moi, je m'arrête.Je me tais.Je fais silence.J'écoute et je regarde.Le terre-plein central séparent les chaussées de la quatre-voies.Je le regarde.C'est une bande longue longue.Elle s'étire sur les boulevards périphériques, sur les artères rapides, sur l'autoroute.Une bande enfermée entre des glissières de sécurité en fer boulonné.Kilomètres de terre-plein, large d'un ou deux mètres.Ils sont plantés de buissons.Laurier rose ou laurier-tin, buplèvre, genêt.Ils poussent entre des torrents d'acier ou de gaz d'échappement.Le vent de la vitesse fait sans arrêt trembler les branches.Il dépose sur les feuilles une poussière blanchâtre.

La surdité des plantes.Leur vouloir-vivre aveugle chevillé dans chacune de leurs cellules comme un effet de la photosynthèse.C'est ce qui les pousse à s'épanouir dans ce milieu de mort.Sur la ville la nuit tombe.Je regarde le terre-plein central.Les buissons ne m'intéressent pas.C'est autre chose que je regarde.Quelque chose dont, parmi les milliers d'habitants de cette ville, je suis le seul à connaître l'existence.C'est mon secret que je vous livre ici.Comment faire croire une chose si énorme ?Il faut pourtant que je livre mon secret.Le terre-plein central, cette bande plus étroite que celle de Gaza, ce no man's land asphyxié de bruit et de vapeurs d'essence...Un peuple d'homme y vit.Du moins des créatures humaines, des êtres qui nous ressemblent.Ils sont devenus maîtres pour se rendre invisibles.Leur survie l'exige.Les millions d'yeux de la ville qui pourraient les apercevoir, ils les ressentent comme une brûlure.Ils choisissent aussitôt la posture pour se cacher.Ils se cachent au milieu du jeu d'ombre et de lumière, de couleurs et de lignes que dessine le feuillage.Mimétisme parfait.

Que se pose sur eux le regard d'un automobiliste ou d'un passant distrait, ils y répondent dans un réflexe.Comme qui trébuche et se retient de tomber.Comme qui retire sa main pour la protéger du feu.Et quand par imprudence ils oublieraient de le faire, nous n'y verrions qu'ombres, ébauches, mirages de figures humaines.Nous les prendrions pour le reflet de nos fantômes intérieurs.Notre distraction et l'idée que nous nous faisons du réel sont leur plus sûr camouflage.Nous effaçons leur présence avant même qu'elle n'apparaisse.Ils vivent de profil.Je veux dire : leur vie se déroule en long sur une seule dimension.Ils ont oublié ce que large veut dire.Peut-être le mot a-t-il disparu de leur langage.Un langage lui aussi mimétique.Tantôt grave, tantôt aigu, selon le fond sonore où leur voix doit se perdre.Tantôt murmuré dans le silence ou crié dans le tumulte.De l'infra a l'ultra-son, la souplesse et l'ampleur de leur parole nous surprendrait.Elle est faite pour se confondre dans l'immense concert de la ville.Elle me fait penser au lézard,qui se faufile dans la fente avec laquelle sa forme se confond.

Les sauvages du terre-plein central vivent de peu.De maigre fruit et de feuillage.Des racines que produit la végétation dans leur étroit domaine.Mais aussi de sa faune minuscule, escargots, insectes, mulots, passereaux.Ils sont nus, mais leur rusticité peut tout souffrir.Froid à pierre fendre, canicule, soleil et pluie, vent et gelée.Ils vivent surtout de rêves.Ils n'ont jamais construit un bâtiment de deux pailles l'une sur l'autre.Mais ils ont élevé jusqu'au ciel de somptueux monuments de rêves.Ils ont jalonné leur pays de cathédrales immatérielles.Elles s'enfoncent sous terre, percent les nuages, s'étendent de chaque côté de leur bande de pays.Jusqu'à la ligne d'horizon.Ils ne leur viendrait pas à l'esprit qu'ils sont pauvres.Le raffinement, la splendeur de leur rêves rachètent leur dénuement absolu.Chaque pas de pays est creusé d'une légende, marqué d'une histoire.Des notes de musiques suspendues à une portée d'une seule ligne.Le terre-plein central se lit comme un livre.Livre d'une page unique et d'une unique ligne.

Les sauvages du terre-plein central vivent ici depuis la nuit des temps.Ce sont les premiers hommes à s'être installés dans notre pays.Leur territoire s'est rétréci à chaque invasion.Nous les avons chassés de leurs derniers refuges.Peut-être une partie de leur peuple se cache-t-elle encore dans des recoins perdus de garrigue, au fond de gorges  profondes, dans des grottes.Eux ont choisi de se faire enfermer dans nos cités.Sur cette bande d'espace vierge qu'est le terre-plein central.Ils peuvent y rêver à loisir à leur liberté d'autrefois.À ce qu'ils appellent l'âge des trois dimensions.Ils en parlent comme d'un temps mythique.Vivre en trois dimensions, cela leur semble incroyable.Pour eux, c'est devenu inconcevable.On dit qu'à chaque pleine lune des hommes se défont de leurs vêtements et deviennent loups-garous.Qu'ils rôdent entre chiens et loups.Moi, je ne hurle pas à la lune.Mais je sais.Je sais qu'un jour je traverserai le goudron comme un torrent à sec.Je tomberai le costume.Je me ferai nu et pauvre.Je retrouverai mes frères de l'autre côté.Je partagerai leur vie d'errance longiligne et de liberté funambulesque.

Dans cette attente, chaque soir, quand le ciel s'inonde de sang, je tombe en arrêt au bord de la rocade.Je tends l'oreille.J'écarquille les yeux.Pour voir et entendre ce peuple ignoré.Si proche.Si lointain.


3. NOS PETITS-ENFANTS QUI MANGERONT DES MOTS

Vers de mirliton :D'ici quelques annéesil fera très très chaudau point que nos contréesne seront qu'une frichebrûlée de sécheresseun grand désert de sable.L'autoroute est déserte.On circule sur un seul sens.Le reste aux chèvres.Quelques rares voitures.Combustibles fossiles épuisés.Un peuple clairsemé feint de garder les chèvres.Ce sont nos petits-enfants.Ils essaient de se débrouiller avec la terre que nous leur avons laissée.Il fait une canicule que nous supporterions pas.Eux s'y sont faits.La mer est montée de quelques mètres.Une mer morte.Sans poisson.Cordon littoral submergé.Plus de lagunes ni d'étangs.La Clape est redevenue l'île qu'elle était.Une oasis entretenue à grand frais par ceux qui en ont les moyens.Vigiles, miradors.Il fait trop chaud pour les arbres.

Plus d'arbres, plus de plantes, ou presque.En guise de fleurs, des sacs de plastique en attente de dégradation.Peuple clairsemé qui nous maudit, nous ses ancêtres.Nous qui leur avons laissé cette terre.Rien à faire que feindre de garder des chèvres.Les chèvres mangent l'herbe que leurs gardiens ne peuvent pas manger.Puis leurs gardiens mangent les chèvres.Garder laissant du temps, les gardiens chantent.Ils chantent pour oublier qu'ils vivent en enfer.Ils chantent pour rêver aux arbres qu'ils n'ont plus.Ils n'ont plus d'arbres.Il leur reste les mots.Les mots d'une langue aux trois quarts oubliée.Des mots de plantes pour dire l'absence de ces plantes.Lentisque, phyllaire, sanfoin,figuier, sauge, fragon.À quoi ressemblaient la figue et le figuier ? se demandent-ils.Une olive, un olivier ?L'arbouse et l'arbousier ?Ils font dans leur tête le dessein de fleurs et d'arbres d'après la musique des mots.Aphyllante, asphodèle, ciste,muscari, férule, aristoloche, bruyère.

Ils dessinent dans le sable d'étranges plantes de paradis.Comme des aveugles peignant ce qu'ils ne peuvent voir.Les micocoules des micocouliers, ça se mangeait ?Chêne vert, chêne blanc, genévrier, kermès,romarin, thym, lavande.Ils mâchent les mots pour chercher le goût des choses.Ce n'est pas facile.C'est un peu frustrant.Pendant ce temps les chèvres mangent l'herbe rare.Combien de temps pourrons-nous tenir ici ? se demandent-ils.Et ils nous maudissent, nous autres les générations passées, mortes et enterrées.Vers de mirliton :D'ici quelques annéesil fera très très chaudau point que nos contréesne seront qu'une frichebrûlée de sécheresseun grand désert de sable.

écouter (extrait 6mn59)
lu par Marie Coumes et Jean-Marc Bourg

Pierre Sansot
Emmanuel Darley
Claude Marti
• Jean-Claude Forêt
Jacques Roubaud
Laurence Vielle
Christophe Pradeau
Kenneth White
Lionel Bourg
Christophe Delmond
Rémi Checchetto
Patrick Raynal
• Michel Nuridsany
Jean-Pierre Moulères

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