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Kenneth White
biographie
extrait conférence (vidéo 2'11)
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Ce texte a été écrit par Kenneth White
pour le Parc à l’occasion du 10 ème Festival des Identi’terres 2011.

Marche héraclitéenne à travers la Narbonnaise

Le territoire qui m’attire en cette fin septembre de l’an 2011, c’est celui qui s’étend tout le long du littoral méditerranéen du golfe du Lion, et qui s’enfonce dans les Corbières : pays d’étangs et de marais, de sel et de braise, de vallons perdus et de terre rouge, de sombres massifs et de brûlantes garrigues.

« Cycle du logos. En premier lieu, le feu. Puis la mer. De la mer une moitié devient terre et l’autre souffle. » (Héraclite)

Ce n’et pas la première fois que je me trouve dans ces parages. J’ai fréquenté la Narbonnaise, montagne et littoral, il y a des années, de sorte que s’il s’agit pour moi, comme toujours, de « trouver », il s’agit aussi de retrouvailles. Parfois je mettrai mes pas sur d’anciennes traces, parfois je trébucherai sur de l’inconnu. Je me reconnaîtrai et me découvrirai tout à la fois. Tout en sachant, comme le dit ce vieux grec Héraclite d’Éphèse, lu et étudié depuis longtemps, et qui m’a semblé être le compagnon mental idéal à cette occasion : « Nous descendons et nous ne descendons pas dans les mêmes fleuves, nous sommes et nous ne sommes pas. »

Je dépose mes maigres affaires à l’hôtel du Languedoc, et sors dans les rues afin de refaire connaissance avec la ville de Narbonne.

Passage de l’Ancre, passage de l’Ancien Courrier, Androna dels Peregrins…

Le canal de la Robine : platanes et péniches. La passerelle des Barques. La place du Port des Anciennes Galères. Le pont des Marchands, un fossile pris dans la masse de la superstructure urbaine. Le long du canal, où un inspecteur de la Sureté nationale aurait été jeté par les citoyens, une enfilade de panneaux intitulés « Narbonne en colère » donnant des informations sur « la fusillade du café Paincout » en 1907.

Dans la cour de l’hôtel de ville, un autre panneau, sur lequel on peut lire :

Per la glori del Terraire

a la memori

dels trobadors

Bernart Alanhan

Guillem Fabre

Guiraut Riquier

filhs glorios de Narbona la onrada

Je me dis que je ferai peut-être mieux connaissance plus tard avec ces fils glorieux de l’honorable cité (même si je sais qu’au fond il s’agit de trouver autre chose que le trobar), mais pour le moment ce qui m’intéresse, ici, dans les bâtiments de l’hôtel de ville, c’est le musée archéologique.

Ce que l’on appelle aujourd’hui « le pays de la Narbonnaise » s’étend, grosso modo, de Port-la-Robine au nord au plateau de Leucate dans le sud, et du massif de Fonfroide à l’ouest au massif de la Clape à l’est. Mais à l’époque romaine, la Provincia Narbonensis avait une extension autrement plus grande, comprenant tout le territoire entre l’Aquitaine et les Alpes, parcouru en grande partie par des voies impériales telles que la via Domitia, qui reliait l’Italie à l’Espagne, et qui rencontrait, ici à Narbonne, la via Aquitania.

On peut imaginer, venu de sa lointaine Burdigalia (Bordeaux), le poète nommé préfet, Decimus Magnus Ausonius, arrivant à Narbo Martius sur un char brinquebalant, avant de s’installer dans une tranquille villa de la ville, où, un peu plus tard, devant une bonne bouteille, il allait chanter les louanges non seulement de Narbonne, de ses collines, de ses étangs, mais aussi de toute la province qui s’étendait alentour : « le pays où les crêtes des Alpes marquent les frontières de l’Italie, le pays où les neiges des Pyrénées bornent l’Espagne, le pays où le Rhône impérial s’élance hors de son Léman natal », louanges auxquelles fait écho Sidonius Apollinaris dans son Carmen XXIII : « Salut Narbonne, riche de santé, belle à voir, […] ton fleuve très marchand, tes ports, tes boutiques… »

Ville florisante, donc, avec un réseau commercial très développé sur cette « mer intérieure » (Mare Internum) située entre l’immense Oceanus Atlanticus, un chaos encore inconnu, et l’obscure mer Noire (Pontus Euxinus) : de Narbonne à Tarragone, deux jours ; de Narbonne à Ostie, port de Rome, trois jours ; de Narbonne à Carthage, cinq jours…

Dans le musée, je m’attarde devant une mosaïque noir et blanc montrant un bateau déchargeant du blé au Comptoir des Naviculaires Narbonnais à Ostie, et devant une pierre tombale sur laquelle est gravé un autre voilier de commerce  avec une poupe en col de cygne. Mais aussi devant quelques fragments de peinture murale : un œil, une main tenant un rouleau de papyrus…

De retour dans les rues, c’est un café que je cherche et je tombe sur le Soleil Noir, où, entouré de lecteurs avides de La Dépêche du Midi, du Midi Libre et de L’Indépendant, je médite tout en écoutant les conversations : « Ils annoncent 36° – on va trinquer. »

Le soleil noir…

Souvenir du poème de Gérard de Nerval évoquant le troubadour « prince d’Aquitaine à la tour abolie » dont le luth constellé portait « le soleil noir de la mélancolie » ?

Anti-réclame protestataire contre le tourisme exclusivement solaire ?

Annonce d’une apocalypse à venir ?

« Cet univers n’a été créé par aucun dieu, ni par aucun homme, mais il fut toujours, est et sera un feu éternellement vivant, s’allumant avec mesure et s’éteignant avec mesure. » (Héraclite)

Je suis entré dans l’arrière-pays par la « petite porte » (portel).

C’est assez tard que je suis arrivé à Portel-des-Corbières. Il avait été entendu que mes hôtesses me laisseraient un repas froid. À côté de l’assiette, elles avaient posé une bouteille d’un puissant vin des Corbières, un vin au goût grillé de fruits rouges et de plantes de la garrigue.

Une fois restauré, je suis sorti sur la terrasse, sous les étoiles.

Crécelle des grillons, gargouillis de la rivière Berre au loin. Et puis, tout d’un coup, la grêle tintinnabulation de la cloche de l’église du village qui sonnait minuit. Tenté de rester dehors, j’ai décidé sagement de me coucher. J’avais rendez-vous tôt le lendemain avec Jean-Louis Montavert, un des meilleurs connaisseurs du massif de Frontfroide, et je voulais me sentir frais et dispos, à la hauteur du pays.

La maison, ample et labyrinthique, d’Anne et de Marguerite, mes hôtesses, est une ancienne ramonetage, maison de ramonet (métayer), qu’elles ont trouvée en ruines et qu’elles ont, petit à petit, aménagée, la remplissant d’œuvres d’art et d’une bibliothèque bien fournie.

C’est au petit déjeuner que j’écoute leur histoire, ponctuée de quelques mots d’occitan d’usage familier, même chez des gens qui ne parlent plus occitan depuis longtemps : cabourd (tête dure), rougnes (déchets).

Jean-Louis vient me chercher à neuf heures. Il me propose un itinéraire qui ira du Piémont jusqu’au Plan de l’Infini :

« Ça vous va ?

– Ça me va. »

En fait, l’idée d’infini ne me plaît pas trop, mais ce n’est pas la peine de tout dire tout de suite…

Jean-Louis est un scientifique, je veux dire par là qu’il est méthodique et méticuleux. Et c’est un trait que j’apprécie. D’un scientifique, je peux toujours apprendre quelque chose.

Jean-Louis commence par me donner un plan détaillé de notre itinéraire qu’il a tracé sur son ordinateur. On commencera par suivre la piste du Couloubret. Ensuite on longera la Pinède en passant par la Combe Longue, Mourel des Ecos, le Matta, le Col Rouge, la Combe de Verre, le Mont Grand, avant de pénétrer dans le Bois du Vicomte pour visiter l’ermitage Saint-Jacques. Après cela, nous serons en plein dans la forêt de Fontfroide, près du Vals des Joncs et des Vignes Vieilles. C’est là que nous reprendrons la direction de Portel, mais par d’autres pistes, avec un dernier arrêt au site que Jean-louis a baptisé le Plan de l’Infini, mais qui, je m’en aperçois en examinant attentivement la carte, s’appelle en fait, tout simplement, le Plan de la Fin.

Une fois en route, Jean-Louis me dessine un panorama physique du terrain, selon la nouvelle géologie, celle de la tectonique, cette grammaire radicale qui a remplacé toute la terminologie structurelle (« synclinal », « anticlinal », etc.) qui jusqu’à récemment avait cours en géomorphologie. Cette terminologie-là ne décrivait, si je puis dire, que des symptômes, à l’instar de ce qui a lieu en médecine, où, à partir de tel ou tel symptôme, on nomme des maladies, alors que ce qui compte fondamentalement, c’est le fonctionnement et le dysfonctionnement de tout un ensemble, de tout un système.

Mon compagnon enchaîne ensuite sur le régime des vents dans le secteur : le cers, vent du nord-ouest, vent dominant, qui souffle deux cent soixante-dix jours par an ; les vents marins, qui soufflent soixante-dix jours par an – le grec, de l’est-nord-est (grèc pluèja al bec, « le grec avec la pluie au bec »), le vent d’autan, du sud-est, et le vent d’Espagne (lo miedjorn) qui souffle dix jours par an. Cela ne laisse pas beaucoup de jours sans vent, et il y a là tout un éventail, allant du frais et du froid à l’humide et au chaud.

Je promène mon regard sur tout cet espace qui, dans un premier temps du moins, peut être conçu et considéré comme un « environnement ».

L’espace sauvage et ensauvagé des Hautes-Corbières.

Pays de pierre où le calcaire domine, mais où le grès, souvent d’un rouge ferrugineux intense, est très présent, ainsi que le schiste. Reliefs montueux allant de soixante-dix à trois cents mètres. Collines érodées et effilées par le vent. Lignes de crête. Petits plateaux. Roches longues. Falaises déchiquetées. Promontoires abrupts. Combes. Éboulis et lappiaz.

Rudes conditions climatiques. Fréquence et force des vents. Eau rare. Rivières asséchées une grande partie de l’année, avec parfois des crues torrentielles. Ensoleillement intense. Incendies. Mais la dynamique végétale et ligneuse est forte. Des écosystèmes s’installent, résistent, succombent, pour se reconstruire et se régénérer, même après le passage du feu, parfois en fait plus vaillants que jamais. Pelouses rases, pelées. Garrigues peuplées d’essences méditerranéennes, certaines inféodées au calcaire, certaines au grès, d’autres, « plastiques », s’adaptant à tout : thym, romarin, bruyère, nerpruns, cistes, lentisques, ajoncs, térébinthes, genévriers, arbousiers, fritillaires. Et puis les massifs forestiers : chênes verts, chênes blancs, pins maritimes, pins d’Alep…

Jean-Louis attire mon attention sur de petits pins de six à huit mètres de haut, au tronc maigre, à l’écorce rougeâtre, aux branches tordues, grotesques, à la cime étalée, dits localement « pins sauvages » ou « pins des Corbières » et, en termes savants, « pins mésogéens », longtemps considérés comme indigènes. En fait, il s’agit d’une espèce maritime appartenant à un vaste groupe européen. Ce qui ne leur enlève pas toute spécificité. S’adaptant aux dures conditions de ce pays, « ils savent dès leur plus jeune âge qu’ils sont en survie », me dit Jean-Louis, d’où leur besoin de « faire la table » très vite en produisant le maximum de cônes possible. Je m’approche de l’un d’eux, au tronc malingre d’où sourd une résine noirâtre. Je lui souhaite, en silence, bonne chance, tout en sachant qu’il n’atteindra pas cinq cents ans, mais, qui sait, peut-être une petite centaine ?

De tout ce qui est insecte, je n’ai vu au cours de cette marche que l’ombre d’une œdipode occitane, mais Jean-Louis m’a informé que le Grand capricorne, le criocéphale de Syrie, l’ergate forgeron, la cigale des cistes, se trouvent aussi dans les parages, planqués dans toutes sortes de microlieux et vaquant à leurs minuscules, mais sempiternelles occupations. J’ai vu une libellule, une cordulie à corps fin qui avait l’air de s’éjouir, dans la belle bleuité du matin, de la chaleur de cet été indien : grâce vivace ! Je suis resté sur le qui vive dans l’espoir d’apercevoir un agrion de Mercure, mais sans succès. Par contre, j’ai aperçu une couleuvre de Montpellier qui se glissait lascivement dans des graminées dorées, et un lézard ocellé faisant la sieste sur un lit de calcaire bien chaud. Pendant un long moment, un aigle de Bonelli a plané haut dans le ciel au-dessus de la garrigue avant de disparaître dans le lointain, laissant la place dans le foyer de mon attention à un grand corbeau croassant sur une crête de schiste et, dans l’ombre d’un bosquet de pins, à une perdrix grise. Jean-Louis me parla du cochevis de Thékla qui fréquente les pelouses sèches parsemées de buissons bas, du merle bleu et de certaines espèces à affinités steppiques que l’on peut trouver sur le massif de Fontfroide : la pie-grièche à poitrine rose et le faucon crécerelette. Je n’ai pas vu de sanglier (le « singulier ») qui pourtant abonde dans ces contrées, préférant les garrigues fermées et les massifs forestiers où il peut déterrer des tubercules et des bulbes, mais j’ai remarqué sur l’écorce de certains pins les traces qu’il a laissées en s’y frottant pour se débarrasser de ses parasites.

Quant à l’autre animal, homo dit sapiens, nous n’en avons rencontré qu’un seul. C’était à la ferme de l’Aragnon, une dépendance de l’ancienne abbaye cistercienne de Fontfroide. Nous étions en train de flânocher contemplativement parmi les ruines quand un individu, casqué, botté, masqué, lunetté, corseté, est passé en trombe sur un quad. Déjà installé sur la lune, celui-là. Jean-Louis me dit que les fans de VTT et de 4x4 font aussi de fréquentes incursions. Et aussi des chasseurs, bien sûr, par bandes de 20 à 30 fusils, à l’époque de la migration des palombes. Sans parler des charlots plus ou moins New Age qui squattent parfois les lieux en attendant une révélation divine ou un orgasme psycho-tellurique, et les adeptes de rave parties qui cherchent leur extase à coups de pop rock crétinisant.

J’ai employé plus haut le mot « environnement » en suggérant que cette notion un peu mince pouvait être étoffée.

Je pensais à la notion de « paysage ».

C’est en suivant le sentier rouge qui monte vers l’ermitage de Saint-Jacques que ce concept a resurgi dans mon esprit.

On parle de paysage politique et de paysage urbain, qui constituent, à mon sens, sinon des contradictions dans les termes, un brouillage sémantique. On parle de paysages écologiques, ce qui a déjà un peu plus de sens – par exemple, ici dans la Narbonnaise, il y a sept « entités de paysage » : le littoral, le massif de la Clape, le plateau de Leucate, les étangs, les basses Corbières et le massif de Fontfroide, où je me trouvais. C’est après que cela se complique. Se basant sur l’idée qu’un paysage est le résultat d’une interaction entre le milieu naturel et l’empreinte de l’homme, on essaiera de maintenir un équilibre entre, d’un côté, les activités humaines, et de l’autre, un espace sauvage non anthropisé. Sur un autre plan, le plan psycho-philosophique, on parlera de paysage extérieur (l’espace visible, ce que l’on peut saisir d’un seul coup d’œil) et de paysage intérieur (sentiments humains, croyances, symboles – tout ce qui est structures anthropologiques de l’imaginaire). Toute une philosophicaillerie s’y englue, toute une pratique artistique s’y empêtre.

Je suis le fil de cette discussion au cours de la montée de la sente rouge, mais une fois arrivé sur les hauteurs de l’ermitage, je laisse tout cela derrière moi et me mets en situation phénoménologique.

Si la notion d’« environnement » est globale, celle de « paysage » implique une localisation, une focalisation. Qui regarde quoi ? Il ne s’agit au fond ni d’extérieur ni d’intérieur, ni de dehors ni de dedans. Si l’on accepte la proposition du vieux texte sanskrit : tat twam asi (« tu es cela »), qui rejoint à mes yeux la théorie biologiste de l’être humain comme « système ouvert », on se trouve dans une tout autre configuration.

C’est la disposition fondamentale qui est la mienne depuis fort longtemps et dont les contours s’affinent au fur et à mesure de la traversée de divers territoires.

Les prémisses, peut-être, d’une autre conception des choses, d’une autre culture.

Quittant la butte de l’ermitage, nous avons continué notre cheminement…

À la fin de cette marche dans le vent et la lumière, nous nous sommes trouvés sur le bord d’un canyon, au Plan de la Fin. Ce Plan de la Fin a pu n’être que la borne naturelle d’un domaine. Mais quand on se trouve à une fin, on se trouve aussi face à un commencement. À la fin des terres, ce sera la mer, ou, sur un plan plus large, l’Ouvert ou le Vide, notions que, somme toute, je préfère à l’Infini. L’Infini n’en finit pas, c’est la fuite en avant. Dans l’Ouvert et le Vide, on peut se trouver, se retrouver, mais autrement. Pour le dire de façon lapidaire, le Vide, c’est le contraire de l’Être sans être le Néant.

« Sont les mêmes : la route qui monte et la route qui descend, la voie droite et la voie tordue. Mais tu ne saurais atteindre les limites, aussi loin que te porte ta route, tellement est profond le Logos. » (Héraclite)

Il avait été prévu que je fasse une autre randonnée de reconnaissance dans les Corbières avec un autre natif des lieux, Jean-Pierre Forasche, que l’on m’avait présenté comme vigneron, géologue de formation, mais aussi autodidacte dans plusieurs domaines : histoire, ethnologie, folklore, linguistique. Le propos de Jean-Pierre lors de cette randonnée était de me montrer « le cœur caché du pays » en suivant de vieilles pistes et sentes, à travers canyons et combes, en passant par les lieux délaissés, abandonnés, les hauts cantons des confins des Corbières.

Le rendez-vous avait été fixé à l’église des Oubiels, en bordure de Portel. Voilà donc l’église, flanquée d’un côté d’un vignoble, de l’autre d’une oliveraie. En termes chrétiens, d’un côté, le sang du Christ, de l’autre, le lieu de l’agonie, le jardin des Oliviers. Quant au nom même de l’église, « des Oubiels », Jean-Pierre m’en a fourni l’étymologie : du latin ovis, brebis. Ce qui, me dis-je, nous ramène à la métaphore centrale de la Bible chrétienne, celle d’un troupeau de moutons avec son bon berger…

Pour nous débarrasser tout de suite d’un excès de symbolisme, je pose à Jean-Pierre une question sur la vigne.

Il me semblait avoir remarqué que certains vignobles avaient à cette saison des feuilles plus rouges que d’autres, y avait-il une raison à cela ? Jean-Pierre me répond qu’ils s’agit sans doute du cépage, le grenache donnant des rouges plus intenses – mais que cela peut être dû aussi à une carence en potasse dans le sol. Nous continuons alors à parler de la vigne. Il avait fait ses propres vendanges, à la main, avec une petite équipe, une « coy » (còlha), quatre cueilleurs pour un porteur. C’était maintenant l’époque, pour la vigne, de l’endormissement, ce qui le laissait libre de s’adonner à ses autres activités.

Ayant fait le tour de la vigne, nous sommes entrés dans la fraîcheur gris-vert de l’oliveraie. C’est là que Jean-Pierre m’a cité un vieux cantique languedocien, le Cantic de Nòstra Dòna de l’Oliva :

O Grande Patrona

Prega al Paradís

Per nòstra Corbièra

Per nòstra País

Je demande à mon compagnon l’étymologie du mot « Corbières ». Il me dit que c’est sans doute pré-indoeuropéen, corb, de la racine kr, rocher – donc, « le pays des pierres ». Mais il existe aussi une autre hypothèse : le nom aurait à voir avec corbasse, corbeau, donc « le pays des corbeaux ». Et Jean-Pierre alors de me citer un vieux dicton du pays : Quand lo corbàs rolà per la serra l’auro ba quèra (« quand le corbeau « roule » vers les hauteurs, c’est qu’il va chercher le vent »).

Pendant que nous « roulons » vers le « cœur caché » du pays des pierres et des corbeaux, en suivant la combe de la Berre, je dis à Forasche que dans le musée archéologique de Narbonne il était peu question des peuples immédiatement préromains de la contrée, je me rappelais pourtant avoir lu quelque part que c’est dans l’arrière-pays de Narbonne que les Grecs avaient entendu pour la première fois le mot kelt. Il me répond que c’était vrai pour le musée, à cause sans doute du peu de vestiges, mais que plusieurs études avaient été faites concernant les Celtes, les Ligures, les Ibères, les Celto-Ibères, les Celto-Ligures, ces peuples « cachés » en dehors de l’Histoire, tout en y faisant des incursions, de temps à autre, avant de repartir dans l’ombre. Puis, après un moment de réflexion, il ajoute : « La différence majeure entre le Celte et le Romain, c’est celle-ci : quand le Celte veut traverser une rivière, il cherche un gué – pas seulement parce qu’il n’a pas d’ingénieurs sous la main, mais parce qu’il respecte l’ordre de la nature. Le Romain, lui, construit un pont. Mais il a quand même lui aussi quelques notions concernant l’ordre de la nature, alors il a mauvaise conscience. D’où l’instauration de rites propitiatoires donnant lieu par la suite à toutes sortes de légendes. »

Les Corbières ont été pendant des siècles un pays frontalier : des marches, un entre-deux, un contexte ambigu, une complexité.

En premier lieu, dans les temps historiques (on remontera plus tard au néolithique et au paléolithique), il y a eu les Élisyques (tribu celto-ligure ?) des basses plaines de l’Aude, circulant autour de Narbonne, et les Sordes (tribu ibère ?), circulant autour d’Ampurias, leur zone de contact et parfois de conflit étant la forêt-frontière des hautes Corbières, appelée en celtique Bitoranda, « le bord des terres », « la frontière du monde ».

Ensuite, tout le sud de la Narbonnaise est devenu une marge archi-sensible du monde chrétien, en fait le bastion avancé de la chrétienté face à l’islam. Comme l’écrivait un historien géographe arabe du Moyen Âge, Mohammed al Zhori, « Arbuna est une grande ville. C’est le point extrême de la conquête musulmane dans le pays des Afranjs. » Plus tard, toute cette région narbonnaise constituait la zone tampon d’abord entre la France et l’Aragon, ensuite entre la France et l’Espagne.

D’où toute une série de châteaux, de maisons fortes, de postes de guet, de tours à signaux (espilh, mirail, gayte, bade, farahon…) émettant la nuit des feux et le jour, de la fumée…

Si des seigneurs pouvaient s’efforcer de rassembler des gens autour des châteaux, sur les parages escarpés des hauts-plateaux et des serres, dans les combes reculées, subsistaient, isolées au milieu d’un désert de calcaire et de broussailles, toutes sortes de petites communautés exerçant toutes sortes de métiers : charbonniers, chaufourniers, verriers…, tous cultivant leur lopin de terre. Autour d’eux, au bord de la communauté, des bergers couvrant de grands espaces avec leurs troupeaux de moutons et de chèvres, des êtres un peu hallucinés, contemplateurs d’étoiles. Et, tout à fait hors communauté, des brigands, des contrebandiers.

Ce qui a marqué ces contrées dans les temps préhistoriques, comme ailleurs dans le monde, ce sont les pierres dressées sous forme de menhirs et de dolmens. On peut discuter, et c’est intéressant, de la fonction originale de ces mégalithes : jalons d’itinéraires, marqueurs de territoires, enclos en liaison avec des configurations astrales et des forces météorologiques, tombeaux… Ici, comme ailleurs, mais peut-être plus encore, ils ont donné lieu à toute une construction imaginaire, légendaire, et, finalement, littéraire. Les êtres surhumains dont ils sont les vestiges étaient des géants, portant des noms tels que Gargan, la Vièlha, Orson le Sauvage, ou le More. Si tous ont laissé leur marque sur le paysage en général, c’est le More qui avait le lien le plus intime avec les dolmens. Il allait de par la contrée emportant sa maison avec lui : une dalle sur la tête, les deux autres sous le bras – à la nuit, pour s’abriter, il lui suffisait de s’accroupir. Quant à Roland, héros de la chanson, préfet de la marche de Bretagne (Britanici limitis praefectus), qui, du côté de Roncevaux, a encore figure humaine, avec un rôle social à jouer, dans ce contexte il devient un spectre aux os de roc et à la chair de brume. Pour ce qui est de la littérature, c’est sans doute Rabelais qui, avec son Gargantua et son Pantagruel, a le mieux exploité tout ce fonds. Et il allait avoir de beaux jours devant lui, dans la littérature pour enfants. On peut en apprécier l’humour parfois grotesque, on peut en abstraire une « pensée archaïque », une « pensée sauvage » procédant par analogie plutôt que par une logique de cause à effet, on peut parler d’un être humain moins fermé dans sa personne et dans des codes sociaux, on peut opposer une culture de la cour à une culture de la campagne, une littérature sophistiquée à une littérature populaire, etc. J’avoue que toutes ces dialectiques me lassent. J’envoie au diable, si je puis dire, tout le fatras mytho-fantaisiste. C’est vers autre chose que je me dirige.

Pour le moment, poursuivons notre randonnée.

Je n’évoquerai pas tous les lieux par lesquels nous sommes passés : Fomjoncouse (fonte joncosa, la fontaine aux joncs), le Pla de la Lause, la Combe de la Camissa, le Plateau de la Mugne (de muga, ciste), le Pas del Gat, le Col du Blaireau, le Massif de la Boutine, le Col de Gléon, le Pla des Arques (de arca, coffre, qui désigne souvent un dolmen), le Serrat Saint-Phel, le Planal de la Pèira Dreita, le Trau dal Caball, l’Estront de la Vièlha, le Trau de Madonna, la Comba dal Salvage, Finals-en-Extremeières (l’ordre est exprès erratique, chaotique), sans oublier l’Impasse Coupo Gambo, qui « casse les jambes », à Embres.

Mais je voudrais m’attarder un peu à la Combe de Balalàne.

Nous avions suivi une piste de muletier qui montait vers la Cauna dals Graules (le trou des choucas) dans un bruit de cailloutis. Paysage ruiniforme : sur les versants du canyon, saillants et chicots de dolomite noire. Une fraïsse (frêne des Corbières). Un petit érable de Montpellier. Jean-Pierre s’arrête devant les restes d‘un foyer de charbonnier. Je ramasse un caillou bleu : « spylite », me dit-il. On tombe sur un chien perdu, sans doute un chien de chasseur, que nous invitons à nous suivre, mais qui reste fidèlement, obstinément sur place – on lui donne à boire. Tout au début de notre marche, j’avais dit à Jean-Pierre : « Qui dit pays calcaire, terrain karstique, dit grottes ». « En effet », me répondit-il. Là, dans la combe de Balalàne, il m’indique l’emplacement de plusieurs grottes-sépulcres, et c’est avec une autre grotte en tête qu’il me mène vers Périllos.

Périllos était le fief (un donjon, flanqué de quelques maisons) d’un certain Ramon de Perellós, gouverneur du Roussillon, conseiller du roi d’Aragon Jean Ier, qui, à la fin du xive siècle, décida de partir en pèlerinage au Trou de Saint Patrick, je veux dire au Purgatoire de Saint Patrick, sur les rives du Lough Derg, dans le comté de Donegal en Irlande. Comme dit le vieux texte : « En l’an de la natividat de nostre Senhor CCCXC VIII, la vespra de Sancta Maria de septembre, obtenguda benedictio de papa Benezeyt XIII, partigui de la ciutat d’Avinho, ieu Ramon, par la gracià de Dieu vesconte de Perilhos e de Roda, senher de la baronia de Serret, par anar al purgatori de Sanct Patrici. » Tout le monde a entendu parler du ciel et de l’enfer. Le purgatoire est une notion plus tardive. C’est au xiiie siècle qu’on l’aurait inventé, comme un lieu, je suppose, où l’on peut se purger avant le passage définitif. Pourquoi le purgatoire de saint Patrick avait une telle réputation, je l’ignore. Toujours est-il que le seigneur de Périllos est parti (il aurait obtenu un sauf-conduit de Richard d’Angleterre daté du 6 septembre 1397), traversant « la terra dels iretges salvatages », connaissant « grans perilh », « mervavilhas » et « scandols », avant d’arriver, alléluia, à « la intrada del purgatori » qui était « mot perilhoza ».

On flâne dans les rues désertes de Périllos. Sur un mur, badigeonné peut-être par un des derniers habitants du village, ce message : « Méfiez-vous, les murs ont des yeux et les fenêtres ont des oreilles. » Férules ombellifères secouées par le vent qui vient de se lever. Puis Jean-Pierre me conduit vers la Caune, la grotte de Périllos, perdue dans les broussailles de la garrigue. Une caverne ronde, avec des piliers stalagmitiques et des coulées de calcite.

Le crépuscule descend, les chauves-souris commencent à voler, mais on parvient encore à distinguer les signes gravés dans le roc : des cupules, des lignes croisées, la figure schématique d’un homme… Il fait presque nuit quand nous sortons de la grotte. Ce qui n’empêche pas Jean-Pierre de regarder attentivement le sol à la recherche de quelque chose. Soudain il se penche et me tend un fossile de coquillage issu de la mer miocène.

Deux jours plus tard, j’ai quitté Portel pour me diriger vers le littoral.

« La réflexion est la plus grande des vertus, la sagesse est d’agir en suivant la nature. Ce que l’on peut voir, entendre et connaître est ce que je préfère. Mais il faut savoir aussi que la nature aime à se cacher. Et que l’harmonie cachée vaut mieux que l’harmonie visible. » (Héraclite).

Soudain, sur la route du littoral, a eu lieu cette espèce d’épiphanie C’était à l’étang du Doul. En m’en approchant, j’avais vu, posés, calmes, sur les eaux lisses, des oiseaux que, de loin, j’avais pris pour des cygnes : une vision de paix absolue. Puis subitement se produisit ce mouvement abrupt : l’envol excité d’une vingtaine de flamants roses. La sensation de paix se transforma en extase, le silence se fit exclamation.

Cet envol coloré était à mes yeux comme la première lettre, splendidement enluminée, d’un manuscrit à la fois naturel et abstrait, la lettrine initiale d’un livre d’heures contemplatif, avec des bouffées de bonheur, un livre d’heures non théologique, mais géopoétique, et qui aurait pour épigraphe, non pas une supplication, mais une interrogation, par exemple ces mots de Sénèque, cet Ibère romanisé : quis haec regio, quae mundi plaga ? (« quelle est cette région, cette plage du monde ? »).

Le littoral. C’est sans doute l’espace qui m’est le plus proche et le plus cher : zone aux contours variables, lieu où se rencontrent la terre, la mer, et le vent. C’est là que l’on a commencé, là que l’on peut recommencer.

J’entends cela au sens biologique, mais aussi dans un sens biographique. J’ai fréquenté la Narbonnaise – les Corbières et leur littoral – au début des années soixante, avant la mission Racine et le bétonnage de la côte qui s’ensuivit, dans le but d’endiguer la fuite des vacanciers issus des mégapoles de l’Hexagone vers la Costa Brava.

Cela dit, tout n’a pas été abîmé sur la côte, il y reste encore des espaces quasi archaïques, je veux dire des espaces où les principes primordiaux sont encore évidents et sensibles.

J’ai commencé mon périple du littoral tôt le matin, au petit bourg de Bagès.

Murs en pierre calcaire. Je remonte la rue du Cadran Solaire jusqu’aux remparts. Vue à travers l’étang vers l’anse des Galères (galères phéniciennes ? galères grecques ?), Port-la-Nautique et la Clape. Sur l’eau, des sternes des cormorans, un ibis noir – et quelques bateaux qui, m’a dit un passant à qui j’ai posé la question, pêchent l’anguille, la saucanelle, la lisse, et le loup.

Je descends alors vers Peyriac-de-Mer le long du sentier du Golfe Antique.

Espace, silence, lumière.

Tamaris, amandiers grillés par le sel.

Colverts, foulques.

À Peyriac, je longe les berges de l’étang du Doul avant de monter sur les hauteurs du Mour d’où l’on a vue sur toute l’étendue de l’étang de Bagès et de Sigean, avec ses îles : île de Planasse, île du Soulier, île des Oulous, île de l’Aute, île Sainte-Lucie…

Écume de sel.

Salicornes.

Et c’est Port-la-Nouvelle.

Des céréales qui sortent, des hydrocarbures qui entrent.

The Comet du Panama. Black Sun de Monrovia. Welfare de United Marines.

Africains de Dakar et du Maghreb qui errent dans les rues, suivant le mirage du travail vers l’oasis d’un rêve.

Conversation dans l’hôtel du Port :

« L’État-Nation est fini. La vision des Pyrénées frontière est terminée… Une force centrifuge est à l’œuvre… »

Je descends plus bas, vers Leucate.

« À l’autre extrémité du côté du Languedoc, écrivait Henri de Campion dans ses Mémoires au xviie siècle, est bâtie la ville de Leucate, port de mer et très bonne place sur une élévation et qui étant voisine du chemin entre l’étang et les montagnes, défend ainsi cette entrée du Languedoc. »

Toujours des lieux de défense, jamais des lieux d’ouverture…

Je me promène sur le plateau auquel les Grecs ont donné le nom d’une déesse de la mer, Leukothéa (la blanche), et que les Romains ont appelé Promontorium Candidum.

Sous mes pieds, un cailloutis calcaire.

Quelques buissons, et une végétation de bord de falaise : limonium, violette ligneuse, petite orchidée.

Dans l’air, les cris aigus d’un couple de gravelots.

Là-dehors, la Méditerranée, d’un bleu pâle vaporeux…

Après quelques heures là-haut, je descends vers le soir au village, où je me trouve une chambre avant d’aller dîner au restaurant El Flamingo.

Puis, avec ce qui reste de la bouteille d’un vin blanc local, le macabeu, je retourne à ma chambre.

Nuit blanche à Leucate, au cours de laquelle j’écris le récit de ce périple narbonnais.

Le matin, tôt, je descends à la plage.

Éparpillement sur le sable de cailloux et de coquillages.

« C’est de choses jetées au hasard qu’émerge le plus grand ordre. »

Ainsi parlait Héraclite avant de laisser son manuscrit dans le temple d’Artémis à Éphèse et de se fondre dans la nature.


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