Michel Nuridsany
biographie
©photographie Didier Pruvot

Ce texte a été écrit par Michel Nuridsany
pour le Parc à l’occasion de l'exposition de Louis Jammes "Lucie" à L'aspirateur à Narbonne.
Il est paru dans le catalogue de l'exposition



Du monde entier au cœur du monde

Une vie chaotique et nomade entre la toundra sibérienne, le New York des années 1980,  le Paris de la
Figuration Libre, Sarajevo en guerre, la Tchétchénie dévastée, Tchernobyl contaminée, l’Ouganda et sa forêt belle comme un Eden, l’Aude comme un vert paradis, je ne sais si l’on peut ajouter “des amours enfantines” avec Baudelaire, et puis, en tandem, Narbonne et Carcassonne, confondus dans une même mémoire, un même questionnement, où il s’arrête parfois, rumine, rêve, se souvient, vivant souvent à Paris, souvent ailleurs aussi.

Une œuvre pas tout à fait nomade, pas tout à fait chaotique, mais quelque peu errante, et sinueuse - cohérente pourtant -, qui fait le grand écart entre peinture et photo, s’efforçant de les concilier au cœur d’une lumière qui s’affirme là comme acteur principal de l’aventure.

Il se nomme Louis Jammes. Il naît en 1958.

Après une résidence dans le Parc naturel régional de la Narbonnaise en Méditerranée, il expose à “L’aspirateur”, vaste usine de traitement de déchets qui n’a jamais fonctionné, transformée en lieu d’exposition pour l’art contemporain. Il y montre des séries de photos et des films qui ne forment pas exactement une rétrospective mais un parcours dans une vie, sa vie.

L’exposition, je l’imagine telle qu’il me l’a décrite, tout en dessinant un plan, comme on fait, se trompant parfois dans les proportions, oubliant certains éléments, ne sachant comment se rattraper, donnant trop d’importance à la salle de cinéma où l’on projettera son film sur les Dolganes, ne sachant pas vraiment comment figurer la mezzanine où seront montrés les portraits d’artistes. Bref, évoquant le rêve d’une exposition, employant alternativement le futur et le conditionnel, passant de la politique à l’art, de l’actualité aux souvenirs, à l’idée d’origine, importante dans cette exposition, le regard embrassant et la nature et le monde des hommes : “Du monde entier au cœur du monde” disait Cendrars. Vivant, quoi.

J’ai découvert l’existence de Louis Jammes  en 1985, quand Yvon Lambert avait sa galerie rue du Grenier-Saint-Lazare et qu’à l’étonnement de tous, le marchand, qui défendait le minimalisme, le conceptualisme et Buren, soudain, avait montré Rémy Blanchard (dès 1982) puis Combas, puis Louis Jammes. Je lui avais demandé les raisons de ce changement d’orientation. Réponse nette :
“Je ne veux pas devenir un antiquaire”.

J’aimais bien Combas, pas trop les autres peintres de la “Figuration libre”. Louis Jammes, pour moi, était à part. Et, nettement, je le préférais. J’avais du mal à le situer dans cette mouvance-là, à le “préférer” à des gens avec qui il était difficile de le comparer. Je l’aimais comme on aime un OVNI. A part, oui, à part. Photographe mais pas comme les autres photographes, peintre mais pas comme les autres peintres. Seul de son espèce. Singulier comme le sont les meilleurs. Le meilleur mais tout seul, si j’ose dire.

Sur ce territoire extrêmement créatif entre peinture et photographie apparu au début des années 1970, il pratiquait un art hybride et troublant à partir de la photographie alors que la plupart des autres accomplissaient un déplacement semblable, mais à partir de la peinture. On leur avait trouvé un nom : “Peintres photographes”.

La photographie, chez Louis Jammes, comme son désir de réaliser des films, vient de loin. Peut-être faudrait-il en appeler à la Loi des rêves des aborigènes australiens, à leur étrange cheminement, pour en parler : “Mon beau-frère qui avait huit ans de plus que moi et avec qui j’entretenais des liens plus familiaux, plus proches, qu’avec ma sœur, dit-il, m’a offert un appareil photo pour ma communion. Ça a compté. Il m’en a offert un autre, professionnel, quand je suis entré à l’Ecole de Photo à Paris. J’avais le sentiment que ma famille me soutenait. Moment heureux. Ce fut bien peu le cas après ! Très vite, la photo m’a paru vraiment un médium d’avenir. En fait, j’ai prévu ce qui s’est passé dans les années 2000 qui ont été le grand moment pour la photo ; mais je n’en ai pas profité. Je suis le premier photographe à être entré chez Yvon Lambert. En 1985. Il a bien vendu mon travail, mais ce n’est pas avec moi qu’il a eu de très grands succès dans ce domaine. Il les a obtenus avec Nan Goldin et Serrano, après. J’avais conscience que la photo allait changer les statuts de l’art visuel et que l’image reproductible allait devenir un vecteur de la continuation de l’Histoire de la Peinture par d’autres moyens ;
qu’il y avait un langage à inventer dans ce domaine.” 

Les portraits d’artistes par quoi il entre dans le monde de l’art sont à l’origine du parcours. Ils ne forment ni le centre de l’exposition, ni son début. Ils sont là comme le souvenir d’une expérience qui donna impulsion, mouvement et vie à tout ce qui se trouve ici. 

De ces portraits inventifs et complexes, je parle dans ma biographie de Basquiat. C’est à cette occasion, un an avant la parution du livre - lui posant des questions sur l’époque -, que j’ai retrouvé Louis Jammes, un peu cabossé par rapport au personnage que l’on voyait interviewé par Thierry Ardisson le 28 janvier 1989, la garde haute, reprenant d’une voix douce mais ferme les approximations de l’animateur que les autres laissent d’ordinaire passer, lui non.

Pourquoi ces portraits, à l’orée du parcours ?

Il y a d’abord, le désir violent de rencontrer les idoles de sa mythologie personnelle : Warhol, Basquiat, Keith Haring. Il s’envole pour New York. Il sont tous là. Il les rencontre donc, mais ni en curieux ni en “fan”, en artiste, établissant avec eux des dialogues, des échanges, réalisant des œuvres à quatre mains plutôt que des saisies, comme font les photographes. Œuvres où chacun, complice et ravi, participe au plaisir du partage, fabriquant des images emportées par une juvénile énergie.  

Voici Warhol au centre de l’image avec des petites fleurs, comme il en sérigraphiait dans ces années-là, aux quatre coins d’un carré dessiné d’un trait blanc, ferme, à l’intérieur du carré déterminé par le format de la photo elle-même, avec parfois - pas ici - sa signature en diagonale. Voici Combas, le copain, en couleur, sur un tapis volant, parmi des formes indécises couleur lie-de-vin, jouant d’une guitare transformée en lyre. Il a écrit en blanc sur l’image :
“Je m’envole dans l’air, je chante une chanson gaie, une chanson de troubadour”. D’emblée, ici, s’affiche une façon décalée, joueuse, d’activer le dialogue photo-peinture et de déterminer une sorte d’effraction dans la représentation.

Louis Jammes invite Basquiat à venir dans l’atelier de Maripol, une amie, productrice du film Downtown 81 dans lequel, à 19 ans, il joue son propre rôle avec aplomb. Comme d’habitude, avant l’arrivée de l’artiste, Louis Jammes a préparé un fond que le modèle ne doit pas modifier. Il demande à Basquiat de dessiner ou de peindre quelque chose sur fond noir. A partir de là, s’opèrent des allers et retours entre le fond, le portrait photographique, le dessin réalisé par l’artiste noir (plus exactement métis) pris en sandwich dans cet appareillage.

L’une des œuvres réalisées à New York montre Basquiat en pull-over, bandeau autour de la tête, bras croisés derrière le dos. Peint sur une toile qui sert de fond, un vaste entonnoir paraît prêt à l’engloutir. Il regarde devant lui, l’air pensif et sérieux. Basquiat lui a confié : “Je ne souris jamais sur les photos.”A côté, un singe et un mot : “Monkey”. Pourquoi un singe ? Pour évoquer les insultes dont les Noirs sont l’objet ? Louis Jammes propose une autre interprétation : Il s’agit probablement d’une référence à l’héroïne et à l’expression « avoir un singe sur le dos » qui désigne la dépendance à la drogue et la douleur liée au manque.”

Dans une œuvre réalisée un peu plus tard, à Paris, Basquiat, sur un fond tourmenté, lève les yeux sous sa casquette, regarde à gauche.  Sur la photo, en lettres capitales, on lit “ETY/MOL/OGY” qui rappelle l’intérêt porté par Basquiat aux mots et à la littérature. Ne disait-il pas, à la fin de sa vie - “Les souterrains” de Kerouac dans les
bras -, qu’il voulait abandonner la peinture pour se consacrer à l’écriture ? S’agissait-il d’une velléité, d’un rêve ? Il savait qu’il allait bientôt mourir.

Devenu artiste, fréquentant des artistes, Louis Jammes, à Paris, ressent le besoin impératif de descendre dans la rue à la rencontre des gens. Ce désir de participer à la vie du monde, à ses frémissements, à ses tragédies, ne le quittera plus. Il va donc dans la rue, apporte avec lui son “studio”, c’est-à-dire des décors légers, semblables à ceux qu’il a utilisés avec les artistes. Pas n’importe où : à Barbès, à la rencontre de ceux qui habitent là, pour des portraits, mais des portraits d’anonymes cette fois.

Respectueux de l’autre, toujours, attentif à ceux qui posent pour lui, avec qui il choisit la pose, Louis Jammes donne une photo, en garde une.

Rien à voir avec le “street art”.

Il photographie un homme à la fine moustache, aux cheveux noirs, en chemise, tenant de guingois, à gauche, face à nous, le coin d’une maquette de l’Arc de Triomphe peinte sur carton. Cette peinture occupe le centre de l’œuvre.  De l’autre côté, la tenant par l’autre bout, une femme en foulard noir et longue jupe, une main sur sa poitrine, regarde devant elle, comme l’homme.

Au-delà de la signification immédiate de ce qu’on voit, l’important c’est le heurt entre la peinture du fond qui stabilise l’œuvre et celle, mobile, que les deux personnages présentent qui bouscule les notions de perspective et de planéité.

Titre de ce travail qui constitue un jalon important de l’œuvre : “Bag People”. Ainsi se trouvent désignés des gens reconnaissables à leurs grands sacs, vivant de petits trafics, de trocs, de débrouillardises, parfois à la limite de la légalité. Des gens d’ici, de Paris, qui pourraient être, ou devenir, ou ont été les migrants des affiches de 4 x 3 m, montrées dans la rue annonçant l’exposition avec des gens en marche sous un ciel lourd de nuages gris, presque noirs, troués de rayons de lumière qui tombent sur des visages décidés, habités par l’espoir. 

La lumière, voilà le centre de l’exposition. Son cœur.

Une lumière qui envahit tout, l’image comme l’imaginaire. Louis Jammes ne parle-t-il pas de Tchernobyl comme d’un mélange de lumière et de radioactivité ?

N’a-t-il pas accepté d’exposer dans le lieu (difficile) où il montre son travail que s’il pouvait contrôler la lumière, décidant d’obturer, au moins une fenêtre à l’aide d’une photographie, la transformant en vitrail dans une pénombre de narthex.  

Lumière. Des rayons, des aurores, des flux, des stagnations, des irruptions, des douceurs, des brûlures. Elle troue, inonde,  inquiète l’image et la réveille. Lumière comme une permanence, une palpitation, là, à Sarajevo, elle sourd des ombres et des ténèbres, du sein des immeubles éventrés, comme un espoir ou une délicatesse perdue. On ne sait.

Une intensité.

Comme en Irak, comme en Egypte, à Tchernobyl, plus tard à Fukushima ou lorsqu’il évoque sa détermination à repartir en Palestine, sans savoir comment, il dit, il répète, “Je veux en être”.

Avec cette lumière au cœur, il veut quoi ? Témoigner ? Oui et non. Il n’est pas  reporter, il ne veut pas en être un : leurs photographies ne le convainquent pas. “Elles ne disent rien”, affirme-t-il.

Ils “rapportent”, lui questionne, infiltre et, travaillant par plans où s’étagent différents états de la vérité qui se heurtent, il dégage une manière de voir à partir de quoi le spectateur doit s’exercer lui-même à déterminer ce qu’il en est.

Le langage qui exprime le mieux ce qu’il veut dire dans sa complexité ? La poésie.

Hölderlin écrivait : “en poète, l’homme habite sur cette terre.” C’est en poète que Louis Jammes part pour Sarajevo.

Les poètes ne sont pas - pas que - des elfes éthérés : voyez Char, Cendrars, Whitman.

Sarajevo, “c’est chez nous”, dit-il et il répète : “Je veux faire partie de cette histoire. Je suis photographe, je représente le monde, donc j’ai ma place là-bas.” Il part. Il a 30 ans. C’est la guerre. Il fait des allers et retours. Il a son labo à Paris. Là-bas il prend des Polaroid, des photos, à Paris il en tire des sérigraphies qu’il va coller là-bas sur les murs.

Quelqu’un n’a pas supporté l’intervention : il déchire l’image. Un autre passe derrière,  écrit “Adimir”, un prénom. Et puis quelqu’un d’autre, très délicatement, cache le “adi”, ne laissant apparaître que “mir” qui  signifie “la paix”. Du moins selon Louis Jammes qui sourit et ajoute : “C’était comme une collaboration entre la rue et moi. Une interaction. En pleine guerre. Ils détruisaient les immeubles pour le symbole. Ça n’avait aucun intérêt tactique. Détruire une bibliothèque, ça n’a aucun intérêt militaire. C’est du symbole. On brûle la culture. C’est la guerre à coup d’images. Alors moi, comme je faisais des images, j’ai fait la guerre aussi. Contre eux. De la même manière. A coup d’images. Au symbole, j’ai répondu par d’autres symboles : dans ces immeubles détruits, dans ces cours dévastées, dans toute la ville en ruine, en guerre, j’ai collé mes sérigraphies d’enfants à qui j’avais dessiné des ailes. Les anges redonnaient vie à ces lieux, à la ville, changeaient la donne. La ville était habitée par les anges.”

La lumière, elle, irradie l’espace derrière, mais ne l’idéalise pas, ne l’enchante pas. Louis Jammes figure là comme “le cœur qui bat, qui bat” des Visiteurs du soir. Une résistance. Au premier plan, les sérigraphies. A l’arrière plan, la lumière. Entre les deux les ruines, l’horreur prises en étau. 

Cette façon de faire, par étagement de plans, on l’a déjà trouvée dans les portraits d’artistes, dans les images de “Bag People”, dans celle des petits Ougandais spoliés de leur terre dont nous parlerons tout à l’heure. Moins nettement sans doute, elle s’introduit aussi dans les portraits de Dolganes qui, accumulés sur une longue bande de quinze mètres de long, structure perpendiculairement l’exposition tandis qu’un ensemble constitué des œuvres réalisées dans l’Aude, en quête des souvenirs et de l’enfance, la structure horizontalement.

Les Dolganes sont un petit peuple vivant à l’extrême nord de la Sibérie. Un peuple “pur” dit Louis Jammes. J’imagine qu’il met des guillemets, comme moi, à “pur”. Peut-être pas. Peut-être, ai-je tort, d’ailleurs, de le faire. Le désir de pureté existe. Connaît-on suffisamment les autres pour mettre en doute ce qu’ils disent, même si on le trouve étrange, improbable. La démarche de Louis Jammes, le besoin qu’il éprouve d’aller voir ceux qui habitent de ce côté du monde - ailleurs -, là où règnent la blancheur, la neige et la glace, ne sont-ils pas un signe de ce que Louis Jammes nomme pureté ? N’y a-t-il pas là une pulsion libératoire en réaction à une enfance angoissée, à ses rapports avec sa mère, Lucie, celle du titre de l’exposition, avec les femmes, à des secrets qu’il pressent au sein de sa famille, au mensonge. Louis Jammes dit qu’il ne ment pas, qu’il ne sait pas mentir. Trop c’est trop ? Un psychiatre lui dit : “On ne peut pas vivre sans mentir.” Il étouffe. Il n’a qu’une envie : partir. Il part donc.

Pour Louis Jammes, le Grand Nord, c’est l’ “ailleurs” absolu. Une limite. Une pureté, pourquoi pas ?

La nature vierge - ou presque - glacée, ouverte, si différente de celle qu’il connaît, entre la plage des vacances, le fleuve et l’intimité des sous-bois.

Le séjour de deux ans en Sibérie l’ouvre. Il découvre là, affirme-t-il, quelque chose d’important. Quoi ?
Il se tait, dit simplement qu’il est revenu de là-bas changé.

C’est Agnès b. qui finance l’entreprise : réaliser en photo un recensement de tous les Dolganes nomades. Louis Jammes se met en tête de réaliser en même temps un film avec une toute nouvelle petite caméra numérique. Mais c’est son premier travail cinématographique et tout capote. Le film est projeté à Cannes mais dans de mauvaises conditions. Les rapports avec Agnès b. se détériorent. Un gouffre s’ouvre. Louis Jammes s’effondre. L’effondrement durera sept ans.

Les photos prises chez les Dolganes, il les oublie, comme il en a oubliées d’autres, les ressortant quand il en éprouvait le besoin. Il fallait, alors, trouver un moyen de les rassembler. C’est ce qu’il fait ici, sur cette bande d’une hauteur de huit mètres au mur et presque autant au sol : quinze mètres en tout. Que montrent les photos ? Des visages, des groupes, des familles. Un constat ?  On peut voir les cent-vingt photos des Dolganes, comme cela. Mais au-delà du travail, réel, de recensement, au-delà de l’entreprise qui ressort quelque peu de l’ethnographie, quel est l’intérêt de ces images ?
Là encore, c’est la lumière qui joue son rôle perturbateur et créatif.

Ici et là, voyez ces éclats parasites, comme des virgules, ces aurores boréales en petit, ces blancheurs errantes. Leur façon de s’introduire dans l’image, non dans l’espace de ceux dont on enregistre la présence, mais dans un plan un peu fantôme.

Un doute s’installe : qu’en est-il du monde et de sa représentation ? Un doute qui conduit à mieux voir, à transformer le spectateur en regardeur actif.

Les Dolganes sont là, comme en attente, concentrés, compacts, à la fois proches et ailleurs, présentés non comme le faisait August Sander lorsqu’il photographiait les Allemands, en constituant des typologies, mais avec une sorte d’étonnement devant ces êtres tellement semblables et tellement autres. La lumière parasite qui entre dans l’image, participe de ce saisissement.

Cet étonnement n’est pas le seul. Lorsqu’il part, laissant derrière lui ceux qu’il a fréquentés pendant deux ans dans le froid glacial et la dureté quotidienne, Louis Jammes entend l’un de ses hôtes lui lancer :
“Bon courage !” Bon courage à lui qui repart vivre dans un monde ouaté, apparemment facile ! De quel courage a-t-il besoin ? Les photos montrées ici nous donnent la réponse. 

Le même hôte dit aussi : “Si tu ne danses pas, tu risques de mourir.” Louis Jammes en a fait le titre du film que l’on projette ici.

Des films devrait-on dire. Car ils sont deux, projetés pendant un peu plus d’une heure sur deux écrans, qui montrent simultanément deux états de la vie des Dolganes : dehors où la neige couvre tout le paysage immense, où se trouve le troupeau de rennes, où l’on chasse même au cœur de la tempête et dedans, en plan fixe, le foyer petit mais confortable où l’on cuisine, où l’on dort où l’on  parle :
“Il n’y a plus beaucoup de rennes sauvages/ Il n’y a plus beaucoup de nomades aussi”, “Je dois faire le pain”, “Ne coupez pas trop de neige, c’est un péché”. La dureté du pays ici, la façon d’y faire face, là et un art de vivre qui fond tout cela en harmonie.

Harmonie : mot nouveau pour parler de Louis Jammes et de son travail.

Les photos prises en Ouganda, aux sources du Nil, qui passent pour avoir inspiré l’idée de l’Eden dans la Bible, mêlent deux courants qui irriguent l’exposition toute entière :
l’horreur et les difficultés du monde, d’une part, l’action de la lumière d’autre part et ce qu’elle induit dans la façon de voir.

Il y a des images de jeunes Pygmées, surchargées de griffures noires, de souillures, en écho à la situation que des gens, sans doute bien intentionnés, leur ont faite.

L’histoire, la voilà : pour empêcher la disparition des gorilles au dos argenté en Ouganda, des Américains s’émeuvent, rachètent la réserve où vivent les grands singes. Sur ce territoire vivent aussi des Pygmées qui sont autorisés à les chasser. Les Américains font partir les Pygmées pour que les gorilles aient la paix… et que les touristes puissent les voir commodément. Ils réalisent cela “scientifiquement” disent-ils : il y a dix-huit familles de gorilles. On en sélectionne deux pour les touristes. Les Pygmées, eux, ont été sommés de partir pour aller vivre ailleurs, n’importe où. Ils sont donc partis, et, très vite, se sont enfoncés dans la misère, la déchéance. Dans les photos qu’on voit d’eux, ici, en arrière-fond, une lumière de rêve. Comme le souvenir d’une harmonie. Une autre photo montre l’Eden, c’est-à-dire les sources du Nil dans une lumière radieuse, passablement obscurcie par des fouillis de branches, de feuilles, de brindilles, de ronces. Comme un Paradis perdu.

Comment ne pas y penser quand on découvre les belles photos apaisées de l’Aude. Même si elles expriment l’exact contraire : l’idée de ressourcement, de renaissance, à travers la façon de revisiter le souvenir et de réaliser un travail d’analyse, de synthèse et de réconciliation.

Les dernières images de Louis Jammes, données à voir ici dans le prolongement de celles réalisées en Sibérie pour établir une ossature avec la nature comme ligne directrice, sont une commande du Parc naturel régional de la Narbonnaise en Méditerranée, qui a permis à cette exposition d’être ce qu’elle est : une trajectoire dans une vie, dans le monde et, à la fin, dans une région située du côté de Narbonne-Plage, du massif de La Clape avec un fleuve qui les traverse, des sentes, des chemins parcourus autrefois à pied ou à vélo.

La manifestation se décline alors à la première personne du singulier, avec, d’un côté, les Polaroids utilisés comme un journal intime donnant des images qu’il gratte sur les lieux où s’effectue la prise de vue, images sur lesquelles il ajoute commentaires, dessins. D’un autre côté, Louis Jammes ouvre un territoire.

Et, sur ce territoire, Louis Jammes redécouvre son enfance, ses errances, ses bonheurs minuscules,
ses marches, ses fuites au bord du fleuve et sous les arbres. Loin de sa difficulté d’être. Une nature à l’opposé de celle du Grand Nord. Douce, accueillante et ouverte. Une nature chuchotante dont Louis Jammes magnifie la splendeur et la proximité dans des noirs profonds et des éclaircies stridentes ou laiteuses dans une  subtile harmonie. Oui : harmonie. Encore cette nouveauté, cette découverte émerveillée.

Au cœur des noirs, des gris, des demi-teintes subtiles, sourd et s’immisce, une lumière de contes de fées qui rappelle celle du sublime film de Max Reinhardt d’après Le songe d’une nuit d’été de Shakespeare ou  celle qui enchante La nuit du chasseur ou La belle et la bête quand, en bête ou en prince charmant, Jean Marais resplendit d’une lumière qui paraît venir de l’intérieur de son visage et de son corps. C’est du cœur de la forêt que sourd cette lumière dorée qui, ici, ne détermine plus des plans qui s’étagent et se heurtent, creusent la planéité de la photo, mais une masse où tout prend place sans s’opposer : lumière, branches, feuilles, brindilles, brins d’herbe, précis comme dans une gravure de Rodolphe Bresdin.

Jamais Louis Jammes n’avait abordé la nature  ainsi, la photo ainsi, aussi harmonieusement. S’est-il
réconcilié avec lui-même ? Il s’est
réconcilié, en tout cas, avec sa mère, Lucie, aujourd’hui hospitalisée et qui chante. Est-elle heureuse ?
Si l’on chante est-on forcément heureux ? Louis, son fils, qui ne ment pas, qui ne sait pas mentir, lui a dédié cette exposition. Lucie est un joli nom : il signifie Lumière




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